D’un continent à l’autre, à chaque époque les sociétés humaines ont transformé leur environnement pour l’agriculture, la gestion de l’eau, le déplacement, etc. Comment les mythes et les croyances de l’Antiquité ont fabriqué des sites encore visibles aujourd’hui en Grèce, sublimes expressions du génie du lieu ? Dans le sillage des grecs, les romains ont développé sur plusieurs siècles une véritable civilisation des jardins et du paysage en assimilant les cultures des différents peuples conquis. La Villa d’Hadrien à Tivoli est, à cet égard, un monde en soi. A la chute de l’empire romain, la foi chrétienne prend le relai au sein des abbayes organisées en domaines très structurés où l’on observe, de la forêt au jardin clos une hiérarchie précise des territoires maîtrisés. Durant la même période, dans les pays conquis par l’Islam, on assiste à un âge d’or des jardins comme ceux de l’Alhambra Grenade. Ils sont la vitrine d’une période d’essor des sciences et des arts.
La Renaissance, en Italie particulièrement, est une période de grande transformation du paysage. Les grands jardins comme la Villa Lante à Bagnaïa incarnent un petit monde idéal où toutes les échelles s’emboitent sur les terrasses d’une colline entièrement modelée. « L’invention » de la perspective nourrit une vision nouvelle du territoire, ouverte sur l’horizon.
Autour du XVIème siècle, l’auteur rappelle à juste titre, l’influence du siècle d’or néerlandais sur l’aménagement en Europe. Les hollandais s’illustrent dans la maîtrise de l’eau et du vent pour étendre leur territoire avec des polders pris sur la mer. A partir du XVIème siècle, les Pays-Bas et la France développent de nombreux instruments d’arpentage dont le graphomètre qui deviendra un outil très utilisé pour dessiner les jardins. C. Girot place le domaine de Vaux-le-Vicomte au- dessus des autres jardins de la même époque. Comme pour la Villa Lante, il en étudie les principes de conception en s’appuyant, entre autres, sur une reconstitution virtuelle de l’ensemble du domaine. Vaux est une «œuvre maîtresse de la scénographie paysagère » dont le but fut de « transformer un paysage de campagne banal en un aménagement complexe d’illusions géométriques ». Versailles, abordé en fin de chapitre, ne bénéficie pas du même traitement ! L’auteur – qui a pourtant enseigné 10 ans à l’Ecole nationale du paysage – réduit presque l’œuvre majeure de Le Nôtre à un « absolutisme par dessein ». Tout est dit dans une forme de procès un peu facile qui fait l’impasse sur une étude objective de l’un des projets les plus aboutis de Le Nôtre où se déclinent à toutes les échelles, l’art de modeler le terrain et de créer des illusions d’optique, testé une première fois à Vaux.
A chaque époque, le contexte politique, scientifique ou culturel est rappelé pour bien replacer les exemples cités dans leur temps et dans une histoire de notre relation à la nature. Ainsi, au XVIIIème siècle en Angleterre d’abord, le paysage imaginé dans les parcs et les grands domaines – dont Rousham park savamment détaillé – est le produit d’un discours philosophique et d’un climat politique, celui du siècle des Lumières.
A la fin du XVIIIème siècle, les conséquences de l’industrialisation sur l’environnement se font sentir. Jean-Jacques Rousseau, associé à la création de parcs tels Ermenonville prône le retour à une vie primitive, proche de la nature. On retrouve au siècle suivant, dans les grands parcs publics comme les Buttes-Chaumont à Paris ou Tiergarten à Berlin des scènes inspirées des paysages pittoresques de la fin du XVIIIème siècle. Christophe Girot compare les Buttes-Chaumont, dont il décrit parfaitement le projet, à un « paysage insulaire » qui anticiperait les parcs d’attraction du XXème siècle ; pourquoi pas.
Après un XIXème siècle « qui offrit des paysages tangibles aux villes », le XXème siècle est au contraire celui « des utopies et des idéologies contrastées ». L’accélération des déplacements, le développement de l’automobile ont eu un grand impact sur la manière d’aménager le territoire. De nouveaux modèles utopiques ou non, autour de la notion d’espace vert, nourrissent le débat dès le début du siècle avec les Cité-jardins, Ebenezer Howard… S’en suit le mouvement moderne autour de figures comme Le Corbusier et Mies Van der Rohe.
Un regret : « Le cours du paysage » ignore l’urbanisme paysager des successeurs d’Alphand comme JCN Forestier, Henri Prost, Jacques Greber, dont les idées et les œuvres s’inscrivent pourtant dans un grand mouvement international autour du développement des métropoles. Dans ce chapitre, C. Girot n’oublie pas quelques créateurs de jardins, en Europe ou en Amérique, comme Thomas Church, Pietro Porcinai et surtout Roberto Burle Marx. C’est assez rare pour le souligner.
Le parc de la Villette à Paris est un espace sans précédent associant à l’idée traditionnelle du parc celle d’un espace public libre, ouvert et ludique ; une exception décryptée sur plus de cinq pages.
L’avant-dernier chapitre est consacré au « terrain vague ». A la fin du XXème siècle, l’industrie finissante libère de nombreux espaces autour ou dans les villes comme à Berlin. Des artistes, initiateurs ou proches du mouvement du Land Art, se saisissent de ces lieux à l’abandon, avant qu’architectes et paysagistes ne les transforment. Poétiques, riches sur le plan de la biodiversité, les terrains vagues ont donné ou inspiré dans la dernière décennie, des parcs aussi emblématiques qu’Emscher Park dans la Ruhr, la gare de triage Schöneberger Südgelände à Berlin ou le Tommy Thompson Park de Toronto. En France, Gilles Clément a conceptualisé l’opportunité des délaissés dans le Jardin en mouvement puis le Tiers-Paysage. Prospect Cottage en Angleterre, jardin conçu par l’artiste-réalisateur Derek Jarman, témoigne de cet intérêt pour les « lieux pauvres » où se réinvente, une nouvelle fois, l’art des jardins.
Dans le dernier chapitre (« Topologie »), l’auteur aborde une grande question, celle du sens du projet de paysage, à travers plusieurs exemples traitant du modelage des sols. Dans un monde entièrement bouleversé par les activités humaines, où des pans entiers de paysage disparaissent et où l’écologie se résume à un état d’urgence : comment redonner sens et forme au territoire ? Comment renouer avec l’histoire, raconter des histoires ? Plusieurs grands projets, rarement présentés en France, illustrent la manière dont les concepteurs de paysages, paysagistes et ingénieurs, cherchent à inventer de nouvelles écritures paysagères pour réparer des zones blessées. Et fabriquer le paysage de notre siècle. Signalons plusieurs de ces projets : Crissy Field à San Francisco, ancien aérodrome militaire reconverti en parc, la rivière Cheonggyechen à Séoul reconstituée sur le tracé d’une ancienne rivière disparue sous une voie rapide, le Tertre de Sigirino dans le Tessin, une ancienne décharge entièrement modelée, et Ocean Flood à New-York, projet de ripisylve sur la baie visant à protéger la ville de la montée des eaux.
Face à la crise écologique, Christophe Girot est un ardent promoteur de la solution paysagère. Il s’inquiète des partisans de « l’écologie profonde », rappelant que « la beauté d’un paysage est en premier lieu humaine et non naturelle » et que « la question de la forme reste essentielle à tout projet de paysage. L’écologie seule, « ne remplacera pas toute la charge symbolique et émotionnelle d’une nature ancrée dans la mémoire collective. »
Tout l’ouvrage, illustré à dessein, nous ramène à ce rapport culturel à la nature, à ce «renouveau de l’être au monde » dont les créateurs de jardins et de paysages, aux quatre coins de la planète, sont plus que jamais les artisans.
Michel Audouy
- Christophe Girot, éditions ULMER, 351 pages illustrées, 30,6 x 25,7, 49 euros.