Pas si éloignée mais avec un regard plus distant, plus sensible aussi, Louisa Jones parle de l’organisation des jardins méditerranéens autour de l’ombre et de la lumière, du frais et du sec. Elle aborde la question des usages, et celle de la relation sensible à l’ombre, traitée ici par plusieurs auteurs. Le texte le plus original est certainement « La liseuse à l’ombrelle d’après Henri Matisse », Nathalie Pavec et Jean-Marc Victor dévoilent à leur façon les pensées de cette liseuse représentée dans le fameux tableau : « que dit la liseuse à l’ombrelle, dans ce jardin où l’ombre dessine derrière elle de larges taches violettes sur le gravier rose ? », elle pense, elle médite car l’ombre est propice à cet état, l’ombre symbolise les profondeurs de la pensée autant qu’elle laisse deviner dans le jardin des lieux inexplorés, là ou peut-être, tout se joue.
Teodor Ceric traite de l’ombre totale à travers l’expérience nocturne du jardin. Le jardin de Monte Caprino à Rome est métamorphosé par la nuit : les formes se simplifient et deviennent mystérieuses, d’autres sens sont davantage mobilisés comme l’odorat et l’ouïe. Mais l’ombre, si poétique pour qui sait s’y abandonner, est aussi une source d’insécurité… Quel dilemme pour concevoir des jardins pour le jour et pour la nuit !
Sylvain Hilaire aborde une autre nuit au jardin, plus symbolique : la nuit dans les jardins du XVIIème siècle. Dans la première partie du XVIIème siècle, la pensée Janséniste voit dans l’imagerie nocturne le symbole d’une prise de conscience par l’homme du néant, de sa condition mortelle… et de sa dépendance fondamentale à l’égard du divin. Cette approche trouve un écho dans la conception même des jardins et des paysages peints. Le jardin reste plus que jamais associé par contraste au désert (désert initiatique et pénitentiel) et à la nuit sacrée comme dans « Le Christ au jardin des oliviers » de Philippe de Champaigne. Cette « nuit au jardin », symbolique, a probablement eu dans la seconde moitié du XVIIème siècle une influence sur les jardins classiques qui reste à explorer.
La littérature a souvent eu ses jardins, certains mythiques, symbolisant souvent l’érotisme mais aussi un parcours initiatique ou simplement notre relation à la nature… L’ombre de la nuit qui vient sur les jardins a eu différentes significations suivant les époques nous apprend Caroline de Mulder. Ainsi dans le Paradou de Zola (« La faute de l’Abbé Mouret), la tombée du jour marque la fin des amours, idem dans le Jardin des supplices de Baudelaire. A l’arrivée de la nuit, le jardin sombre souvent dans la décadence, la réalité cède la place aux errements ; autre fois lieu de l’intime il est devenu en cette fin de XIXème siècle lieu de l’obscène.
Le jardin est « une matrice qui nous contient », nous voilà prévenus dès l’entrée dans le jardin de Pia Pera. Celle-ci nous entraine dans la diversité des ombres de son jardin, et nous montre comment celui-ci se crée ou se renouvelle dans le partage de l’ombre et de la lumière, à l’ombre (ou pas) des arbres de haut jet. Chacun a son ombre spécifique, de la plus dense à celle qui laisse au sol des taches de lumière. Ainsi le jardin bouge au fil des saisons, des heures, des situations… et le jardinier-visiteur avec.
Yves-Marie Allain rappelle les définitions traitant de l’absence de soleil ou de lumière – « l’ombrage et le couvert » – riche vocabulaire qui traite dans un même mot d’une dimension technique autant qu’esthétique, d’une forme et de son effet : ombres chinoises, jeux d’ombre et de lumière, plantes d’ombre … ou de lumière. Il semble regretter, y compris chez les paysagistes, la perte d’une culture de l’ombre, en particulier de celle « portée par la course journalière de l’astre et constamment recommencée ». Avons-nous encore le temps d’être dans ce rythme ? Nous avons l’été pour y réfléchir.
Michel Audouy
- Collectif ss la direction de Marco Martella, n°4, éditions du Sandre, 138 pages, 16 euros.